Coups de cœur du rayon Sciences humaines et sociales

(histoire, économie, politique, philosophie, psychologie, sociologie…)

Le génie et les ténèbres

par Roberto Mercadini

Quand ils se rencontrent, à Florence, au tout début du XVIe siècle, Michel-Ange a vingt-six ans et Léonard quarante-neuf. Michel-Ange est capricieux, perfectionniste, aussi pieux qu’il est négligé dans ses manières, mais déterminé à se frayer un chemin à coups de burin. Léonard de Vinci est un hédoniste aux contours plus nuancés, aussi élégant qu’un dandy, mais qui ne respecte aucune échéance, s’intéresse autant aux sciences qu’aux arts, et devient même, parmi les multiples métiers qu’il exerce pour gagner sa vie, musicien de cour.
Avec son talent de conteur d’exception, Roberto Mercadini redonne vie aux hommes plus encore qu’aux artistes et ressuscite à merveille leur monde disparu : les troubles et les splendeurs de cités légendaires, quantité d’œuvres sublimes, une foule de personnages historiques hauts en couleur, peintres, sculpteurs, architectes, papes, condottieres, comtesses guerrières et moines rebelles. A la Renaissance, comme dans les vies de Léonard et de Michel-Ange, rien ne sépare la lumière des ombres : le génie solaire des gestes parfaits de l’artiste cohabite toujours avec les ténèbres de ses obsessions.
Coup de cœur : Léonard de Vinci et Michel-Ange sont nés pour être rivaux. Rien ne les a opposés davantage que leurs tempéraments.  Avec brio et rigueur, « Le génie et les ténèbres » nous plonge au cœur de leur rivalité légendaire en ces temps obscurs, exaltants et tragiques de la Renaissance.  Une belle écriture au service du portrait passionné de ces deux génies.

King Kasaï

par Christophe Boltanski

 » Il est tout blanc, d’un blanc spectral, taillé en Hermès. Privé de son socle, pour ainsi dire détrôné, il jouxte des artefacts faits de la même substance dure, compacte, quelque peu élimés par le temps, imprégnés de la même grandeur surannée. La vitrine expose une matière – l’ivoire – à travers ses multiples usages exhumés d’un grenier de grand-mère. Un chausse-pied, des coquetiers, des ronds de serviette, un coupe-papier, un bougeoir, des boules de billard, une brosse à cheveux, et au milieu de ce bric-à-brac de brocanteur, un roi avec sa barbe et ses médailles. Léopold II n’est plus qu’un bibelot parmi d’autres. »

King Kasaï est le nom d’un éléphant empaillé qui fut longtemps le symbole du Musée royal de l’Afrique centrale (rebaptisé « Africa Museum »), situé près de Bruxelles. C’est là que Christophe Boltanski passe la nuit.

Coup de cœur  : dans la géniale collection « Une nuit au musée », encore un opus particulièrement intéressant et bien écrit. Sur les traces de Joseph Conrad, l’auteur s’aventure au cœur des plus violentes ténèbres et au point de rencontre des mémoires et des époques.  Le soin porté au style et à l’écriture est à la hauteur du sujet.

La fée-cinéma

par Alice Guy

C’est à la suite de la première projection du cinématographe des frères Lumière qu’Alice Guy a l’idée de tourner de courtes fictions pour soutenir la vente des caméras Gaumont.
Déjà « mordue par le démon du cinéma », elle n’a qu’une obsession : raconter des histoires en réalisant ses propres films, dont le plus célèbre, La Fée aux choux, considéré comme le premier film de fiction.  Longtemps effacée de l’Histoire, Alice Guy décrit ici avec précision les débuts du cinéma, la magie des accidents, des expérimentations et autres bouts de ficelle. Sans détour et sans romance, d’une écriture intime et urgente, elle dit la beauté du 7e art qu’elle a contribué à « mettre au monde ».

Coup de cœur : par ce texte Alice Guy se réhabilite.  La passion qui l’a animée s’exprime dans cette autobiographie enlevée, très agréable à lire. Je vous recommande la lecture des préfaces ,qui mettent en lumière les raisons et les mécanismes de son invisibilisation.

Nanuq – Celle qui erre toujours

par James Raffan

Nanuq, l’ourse polaire, arpente son territoire et chasse les phoques dans la baie d’Hudson. Pendant des millénaires, ses ancêtres ont occupé cette grande étendue, évoluant aux côtés des humains dans l’un des habitats les plus inhospitaliers de la planète. Aujourd’hui, ce monde jusque-là immaculé est en danger. Dans les terres et les eaux de l’Arctique, du pétrole a été extrait et déversé ; le réchauffement climatique fait disparaître la glace de mer dont Nanuq et ses petits ont besoin pour chasser.
Les ours sont repoussés sur la terre ferme, remettant en cause le délicat équilibre territorial entre eux et leurs voisins humains. Dans une prose précise, James Raffan emmène les lecteurs sur les pas de Nanuq. En concentrant son objectif sur cette famille d’ursidés, Raffan comble le fossé entre les humains et les ours et nous fait réfléchir à ce qui pourrait être fait pour ce monde fragile avant qu’il ne disparaisse définitivement.

Le jour où le monde a tourné

par Judith Perrignon

 » Le Royaume-Uni des années 1980. Les années Thatcher. Elles sortent toutes de là, les voix qui courent dans ce livre, elles plongent au creux de plaies toujours béantes, tissent un récit social, la chronique d’un pays, mais plus que cela, elles laissent voir le commencement de l’époque dans laquelle nous vivons et dont nous ne savons plus comment sortir. C’est l’histoire d’un spasme idéologique, doublé d’une poussée technologique qui a bouleversé les vies.
Ici s’achève ce que l’Occident avait tenté de créer pour panser les plaies de deux guerres mondiales. Ici commence aujourd’hui : les SOS des hôpitaux. La police devenu force paramilitaire. L’information tombée aux mains de magnats multimilliardaires. La suspicion sur la dépense publique quand l’individu est poussé à s’endetter jusqu’à rendre gorge. La stigmatisation de populations entières devenues ennemis de l’intérieur.
Londres. Birmingham. Sheffield, Barnsley. Liverpool. Belfast. Ancien ministre. Leader d’opposition. Conseiller politique. Journaliste. Ecrivain. Mineur. Activistes irlandais. Voici des paroles souvent brutes qui s’enchâssent, s’opposent et se croisent. Comment ne pas entendre ces quelques mots simples venus aux lèvres de l’ancien mineur Chris Kitchen comme de l’écrivain David Lodge : une société moins humaine était en gestation ? Comment ne pas constater que le capitalisme qui prétendait alors incarner le monde libre face au bloc soviétique en plein délitement, est aujourd’hui en train de tuer la démocratie ? Quand la mémoire prend forme, il est peut-être trop tard, mais il est toujours temps de comprendre.
 » J. P.

L’inconnu de la poste

par Florence Aubenas

Ce livre est l’histoire d’un crime. Celui de Catherine Burgod, tuée de vingt-huit coups de couteau, dans le bureau de poste où elle travaillait à Montréal-la-Cluse. Il a fallu sept ans à Florence Aubenas pour en reconstituer tous les épisodes – tous, sauf un. Le résultat est saisissant. Au-delà du fait divers et de l’enquête policière, L’Inconnu de la poste est le portrait d’une France que l’on aurait tort de dire ordinaire.
Car si le hasard semble gouverner la vie des protagonistes de ce récit, Florence Aubenas offre à chacun d’entre eux la dignité d’un destin. Florence Aubenas est grand reporter au Monde. Elle est l’auteure de nombreux essais et enquêtes, dont La Méprise : l’affaire d’Outreau, En France et Le Quai de Ouistreham, disponibles chez Points.

On est bien arrivés – Un tour de France des grands ensembles

par Renaud Epstein

Il y a 25 ans, dans un bar-tabac du quartier des Trois ponts à Roubaix où il mène sa première recherche sur la ville, Renaud Epstein tombe sur une carte postale défraichie de la ZUP. Une de ces cartes postales comme la France en a produit des milliers pendant les 30 glorieuses, quand elle considérait sa politique de la ville comme pionnière dans le monde, et voulait diffuser la bonne parole. Cette carte postale est devenue le point de départ d’une collection de 3000 cartes du même genre, véritable Tour der France des zup, des cités ou des grands ensembles.
Ilf aut dire que le modèle français a eu tellement de succès, il s’est bâti si rapidement et dans une telle ampleur, qu’il a inspiré des quartiers dans le monde entier… et notamment en Europe de l’Est. Quand Renand Epstein décide de créer un fil Twitter pour exposer sa collection, c’est un délire. Les anciens habitants, les anciens experts, et les fachos de toujours, donnent de la voix pour confronter leurs souvenirs, leurs regrets, ou leurs anathèmes.
Ce livre est, parmi 3000 cartes postales, la sélection des 64 cartes les plus étonnantes, les plus parlantes, classées région par région, et assorties d’une préface pédagogique de l’auteur.

Cinq mains coupées

par Sophie Divry

Merci à Sophie Divry de donner la parole aux cinq hommes qui n’ont plus de main car ils avaient manifesté pour leur dignité et pour améliorer la vie de leurs contemporains. Merci de raconter leur après.

Ceux qui trop supportent

par Arno Bertina

En 2017, Arno Bertina a rencontré des salariés en lutte sur le site de l’usine GM&S (équipementier automobile). Fraternité, expertise, pertinence politique… Voilà ce qui se dégage des combats sociaux lorsqu’ils sont vécus de l’intérieur, et non via ces caméras de télévision indifférentes à la joie des ouvriers se découvrant une voix qui porte. Peut-être ces salariés de La Souterraine m’ont-ils séduit, aussi, car je les ai vus lucides mais courageux, et plein d’allant malgré l’épée de Damoclès qu’ils savaient pendue au-dessus de leur tête. Leur intelligence m’a aimanté.

« Ceux qui trop supportent » est un récit documentaire  d’une humanité poignante.

Coup de coeur : des mots contre les maux. Portraits de travailleurs fiers, dont l’intelligence frappe à chaque page. Ce texte remarquable est plus qu’un hommage, il est d’utilité publique.

Personne ne sort les fusils

par Sandra Lucbert

De mai à juillet 2019 se tient le procès France Télécom-Orange. Sept dirigeants sont accusés d’avoir organisé la maltraitance de leurs salariés. Parfois jusqu’à la mort. On les interroge longuement, leur fait expliquer beaucoup. Rien à faire : ils ne voient pas le problème. Le PDG a un seul regret : « Cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête ».
Il y avait donc une fête ? Parlons-nous la même langue ?

Sandra Lucbert est née en 1981. Normalienne, agrégée de lettres, outre deux romans, elle a écrit un autre texte d’intervention littéraire : Le ministère des contes publics. Prix Les Inrockuptibles Essai.

Coup de cœur : Quelle langue nous parlent les puissants ? Comment ont-il détourné le langage pour servir leurs intérêts …  Indispensable et nécessaire, terriblement pertinent et actuel, cet essai est à lire absolument !